L'achat de la première moto est un moment privilégié
dans la vie d'un motard. Pour moi, il a concrétisé mes rêves
d'enfant qui assimilaient ce moyen de locomotion à un grand espace de
liberté et à la possibilité de prendre la route, de voyager.
Ce que m'a apporté ma petite Honda 125 CG a été bien au
delà de mes espérances. Toujours vaillante, elle m'a permis de
sillonner durant plusieurs années les routes et les pistes d'Europe et
d'Afrique du Nord, à la découverte de la vie au delà de
nos frontières. En outre, elle possède une qualité unique
chez les motos: elle parle. Je lui laisse donc la parole.
Je suis née en août 1980. Il s'appelle Christian
et je ne me doute pas encore de la belle histoire que je vais vivre avec lui.
Je dois l'avouer, je suis très inquiète le jour
de notre première rencontre. En effet, à la sortie des chaînes
de montage, dans mon lointain pays du soleil levant, j'avais entendu dire que
beaucoup d'entre nous seraient peintes en jaune et passeraient leur vie chargées
de lettres et colis divers dans des villes polluées et bruyantes. Brrr
! J'en avais froid dans le dos.
Je suis vite rassurée. Mon maître et bientôt ami me fait
parcourir, avec beaucoup de douceur, mes premiers tours de roues en me rodant
consciencieusement.
Une année s'écoule sans histoire.
Peu à peu, je note cependant un changement dans le comportement de Christian.
Cela aurait pu être imperceptible pour n'importe quelle autre moto, mais
moi qui le connais bien, je ne doute plus : il se prépare quelque chose
de nouveau. Je le surprends parfois, le regard porté au loin, vers le
sud….
Le jour où il empile des kilos de bagages divers au fond du garage, je
sais que je vais franchir une étape importante dans ma vie de moto. Je
réussis à recevoir tant bien que mal ce chargement impressionnant
et, le lendemain, ma selle accueille non pas une, mais deux personnes.
Les premiers kilomètres sont difficiles ; je tangue tel le bateau ivre.
Puis, peu à peu, je m'habitue à cette lourde charge et j'arrive
à profiter du voyage. Les panneaux défilent : Nice, Pise, Rome,
Naples, Pompeï, Trapani, Tunis, Djerba, Tozeur, Cagliari, Bonifacio, Bastia.
Je suis folle de joie, je découvre ma passion pour les voyages. Christian
aussi.
Quelques mois après, il m'emmène sur les routes hivernales, les
Alpes enneigées, les lacs du nord de l'Italie, la traversée de
l'Autriche de nuit et, enfin, cette arrivée chargée d'émotion
sur le circuit de Salzbourg au milieu de centaines de motos. Là, je l'avoue,
j'y suis allée de mon petit coup de frime : démarrage au premier
coup de kick après une nuit à moins 20 degrés devant trois
grosses cylindrées médusées. Je ne suis pas peu fière
!
Et, au retour, il y a ce sympathique bras de fer avec Christian : 1400 kilomètres
en 36 heures non stop. Match nul, nous arrivons tous les deux en même
temps mais, toute modestie mise à part, je suis beaucoup plus fraîche
que lui.
Juillet1982 : encore une virée en duo dans le sud marocain. Quelle canicule
! Mais que ce pays est beau avec ses terres contrastées, du paysage de
montagne au désert.
Au retour, Christian change enfin ma chaîne. Après 50000 kilomètres,
il était temps.
Je continue à l'impressionner avec mon petit appétit : 2,5 à
3 litres aux 100 et aucune consommation d'huile entre les vidanges.
L'hiver suivant, nous repartons faire un tour à Salzbourg pour tenter
d'apercevoir les fameux éléphants, sans succès. Mais j'apprécie
la traversée de la Suisse.
Bref, la vie est belle. Je roule souvent, très souvent dans des endroits
superbes où je prends plaisir à faire entendre le petit "
poum poum " de mon moteur. Plus de trois années s'écoulent
ainsi ; Aucun ennui de santé pour moi. Christian en est fier quand il
parle de son petit mono à ses amis. " C'est du béton ",
dit-il.
Mais, un triste soir de janvier, il me laisse comme d'habitude sur ma béquille
centrale dans un coin du garage. Quelle stupeur le lendemain quand je vois arriver
une nouvelle moto plus belle, plus grosse qui réussit à le détourner
de moi. La blessure est profonde. 95000 kilomètres de vie commune brisés.
Les années qui suivent sont difficiles.
Je finis par me résoudre à une retraite anticipée quand
un autre petit mono, bleu comme moi, vient s'installer dans le garage.
A partir de ce jour, tout s'accélère et je fais l'objet de tous
les soins. Mon moteur est ausculté. Je constate, non sans fierté,
que mon embrayage est comme neuf et que mon cylindre est à peine rayé.
Malgré cela, j'ai droit à un réalésage, ce qui me
met la puce à l'oreille. J'en suis sure, quelque chose d'important se
prépare.
Quand Christian m'équipe d'un réservoir de 32 litres, d'un énorme
porte bagages et de deux jerricans, je comprends que l'heure est enfin venue
de repartir !
Lors d'une conversation, j'entends prononcer des noms qui m'ont toujours fait
rêver : Algérie, désert du Tanezrouft, Tombouctou, Burkina
Faso, Niger, Arbre du Ténéré, Tamanrasset, Djanet. Je suis
folle de joie, je vais enfin connaître l'Afrique Noire.
Des nuits durant, je tente de faire partager mon enthousiasme à petit
mono 2, mon futur compagnon de route.
Enfin, le jour J arrive. Malgré mon chargement impressionnant, je me
sens prête à aller au bout du monde. Hélas, quelques heures
après, petit mono 2 chute. L'angoisse du premier voyage sans doute. J'ai
l'impression que le ciel vient de me tomber sur la tête. Heureusement,
quelques semaines plus tard, Christian m'emmène visiter l'immensité
algérienne. Nous traversons des paysages grandioses, nous bivouaquons
au pied d'immenses dunes en admirant de flamboyants couchers de soleil. C'est
au cours de ce voyage que je franchis le cap magique des 100000 kilomètres.
Christian en est tout ému.
De retour à la maison, je dois réintégrer mon coin de garage
mais j'ai de si belles images dans la tête que ce n'est pas trop dur.
Je suis psychologiquement prête pour la retraite.
Plusieurs années s'écoulent ainsi jusqu'à ce mois de mai
1993. Christian vient me voir, effectue quelques réglages et m'explique
qu'il a trouvé un ami qui accepte de s'occuper de moi.
Depuis, j'ai retrouvé le plaisir de rouler et j'ai rajeuni de dix ans
!